La Suisse, coeur de la machine capitaliste.

Notre organisation est une organisation révolutionnaire et communiste. Ce positionnement fait de Ligne Rouge une organisation extra-parlementaire qui rejette la collaboration politique telle qu’elle est pratiquée par la plupart des partis politiques et syndicats en Suisse. Ce choix n’est pas un rejet nihiliste sans perspective ni analyse politique ; il est au contraire le fruit de notre analyse des conditions matérielles de production dans notre pays et leurs conséquences concrètes sur les conditions de travail et de vie de ses habitant.e.s.

Aux yeux du monde, la Suisse est un pays riche et sans problème, un îlot d’opulence coupé du monde, dans lequel des positions politiques communistes semblent hors sujet. Cette réputation occulte ainsi une réalité qu’il est difficile d’ignorer : d’une part, la situation de la Suisse dans l’économie globalisée la place au centre de l’impérialisme mondial et de l’exploitation du Sud global. D’autre part, vivre en Suisse, pour toute personne n’étant pas issue des classes bourgeoises, n’est aucunement une existence d’abondance et de sérénité.

Comment la Suisse est-elle alors devenue une puissance impérialiste majeure et pourquoi cette conscience demeure-t-elle souvent méconnue ? En dépit de l’absence de colonisation directe de pays extra-européens sur le plan géopolitique, la Suisse a pourtant largement contribué à la colonisation mondiale et au développement du néo-libéralisme par le biais de ses investissements économiques à l’étranger, de la conservation de fonds issus de l’exploitation coloniale sur des comptes bancaires cachés, de son attractivité pour les multinationales cherchant à établir leurs sièges sociaux ou encore des sommets et think tanks néo-libéraux qu’elle accueille, tels que le World Economic Forum ou la Société du Mont-Pèlerin. Ce faisant, elle a continué à bénéficier de manière significative de cette exploitation coloniale. Même si l’expansion économique suisse à l’étranger n’a pas été soutenue par une force militaire, mais plutôt par des politiques humanitaires et diplomatiques, il demeure indéniable et évident que la Suisse a joué un rôle central dans la perpétuation de l’idéologie raciste, suprémaciste, néo-coloniale et néo-libérale de l’impérialisme. Aujourd’hui encore, une grande part des richesses emmagasinées en Suisse sont directement issues de l’exploitation coloniale du Sud global et du maintien des populations de celui-ci dans la pauvreté. Les conséquences humaines et écologiques sont catastrophiques, mais elles se déroulent loin de nos regards, et ne génèrent par conséquent que peu d’indignation au sein de la population helvétique.

En tant que place financière mondiale et lieu d’établissement de grandes banques et multinationales, la Suisse brasse certes beaucoup d’argent et héberge de nombreuses grandes fortunes. Cependant, cette situation ne « ruisselle » pas sur le reste de la société : en Suisse, en 2021, par exemple, une personne sur sept était exposée au risque de pauvreté. Si les statistiques sur le niveau de vie des Suisses ne diffèrent finalement pas beaucoup des autres pays d’Europe, elles sont pourtant loin de correspondre à l’image de carte postale d’une Suisse d’abondance où il fait toujours bon vivre.

Depuis le milieu des années 90, qui correspondent à une période de forte récession, les conditions économiques et sociales de la population n’ont cessé de se détériorer. La droite libérale a imposé sa ligne politique sans trouver d’opposition suffisante en face. Augmentation du chômage, précarisation des conditions de travail, attaque des services publics, hausse du temps de travail, augmentation de l’âge de la retraite : les acquis sociaux fondent petit à petit comme neige au soleil. Au même moment, les primes d’assurance maladie ont augmenté de 159 % en vingt ans, et les loyers genevois ont doublé de 2002 à 2012. Les salaires peinent à suivre l’inflation, surtout dans les classes défavorisées. En 2016, presque un quart de la population renonçait à des soins médicaux jugés nécessaires par manque de moyens, malgré un système d’assurance-maladie pourtant mondialement réputé exemplaire. Derrière une apparence trompeuse de cohésion sociale, un conflit de classe est bel et bien à l’œuvre. Il est mené par la classe des possédants, contre celle des travailleuses et des travailleurs.

Pourquoi une absence de réponse forte à ces attaques, et plus généralement, une absence de culture de la mobilisation à gauche ? La stabilité politique de la Suisse et l’absence de culture révolutionnaire de ces dernières décennies n’est pas le fruit d’un hypothétique tempérament paisible des Suisses, mais bien le résultat d’un processus politique de longue date solidement ancré dans les mentalités : la Paix du Travail. Signé dans les années 30 en pleine crise économique, cet accord a façonné une tradition de gestion des conflits de classes, qui se reflète jusque dans la structure politique du pays. Il stipule que les syndicats et le patronat doivent négocier ensemble, sans utiliser de moyens de pression trop conflictuels. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une loi, mais d’une clause qui régit une grande majorité des conventions collectives de travail, la paix du travail est devenue une véritable institution en Suisse, empreignant les mentalités depuis presque cent ans. Outre le fait de pacifier les relations capital-travail, cette manière de gérer les conflits a eu des conséquences désastreuses pour les mouvements sociaux : elle a affaibli les moyens traditionnels de pression de la classe travailleuse, tels que la grève, a établi une distance entre la base et les dirigeants syndicaux, a contribué à atténuer l’antagonisme de classe, donc la conscience de classe, et a ainsi majoritairement débouché sur des consensus favorables au patronat.

D’autres facteurs typiquement suisses ont influencé la perception que la classe prolétarienne suisse a d’elle-même et de sa marge de manœuvre : le fédéralisme et les spécificités cantonales ont tendance à entraver toute velléité de mouvement à l’échelle nationale ; les conditions de travail sont régies par des conventions propres à leur secteur et non par des lois fédérales, ce qui rend compliqué d’avoir des positions unitaires au sein de la classe travailleuse. La majorité des syndicats a historiquement un rôle de gestion plus que de lutte, ainsi que le montre l’abandon officiel du terme de « lutte de classe » en 1927 par l’Union Syndicale Suisse. De plus, à chaque votation ou élection, les centres patronaux et autres lobbys libéraux injectent des centaines de milliers de francs dans des campagnes de désinformations et pour soutenir les partis de la bourgeoisie. À cela s’ajoute encore la formule magique de l’intégration, depuis toujours, de la « gauche » au gouvernement qui l’empêche ainsi de développer une posture d’opposition. De petites réformes sociales peuvent avoir lieu, mais toute ambition de changement radical est par définition tué dans l’œuf. Le résultat, dont la bourgeoisie suisse est très fière, c’est la pacification sociale : une pacification sociale qui n’empêche en rien les attaques néolibérales, et qui les facilite même.

Pour résumer, la Suisse n’est pas une exception, mais bel et bien un pays capitaliste et impérialiste au sein duquel une classe bourgeoise exploite les classes travailleuses d’ici et d’ailleurs, et dans lequel une minorité d’ultra-riches dicte les politiques qui lui sont favorables au détriment du reste de la population. Sa singularité est cette tradition de gestion des conflits de classe, et sa structure politique, qui rendent encore plus difficile qu’ailleurs la mobilisation des travailleur.euse.s par la base, la solidarité et l’apparition d’une conscience de classe capable de déboucher sur un mouvement de masse.

Partant de ces constats, il nous semble nécessaire, en tant que communistes, de placer notre pratique politique en dehors des institutions, telles que les partis et syndicats, dans une perspective autant locale qu’internationaliste. Bien que nous ne niions pas l’utilité des syndicats et d’une partie de la gauche dans le maintien de nos acquis sociaux, nous sommes convaincu.e.s qu’aucun réel mouvement radical ne peut en émerger s’il est cloisonné dans des institutions réformistes. Si nous voulons établir un rapport de force, il est nécessaire de sortir de la coopération. S’il est important de lutter pour ne pas laisser nos conditions d’existence empirer, nous sommes convaincu.e.s qu’il est primordial de voir plus large et d’opposer à la bourgeoisie une réponse qui n’est pas uniquement défensive et de réaction. Il nous faut remettre la lutte des classes au centre des discours et travailler à reconstruire des forces et des perspectives révolutionnaires qui, à terme, seront capables de renverser le paradigme consensuel suisse, dont la finalité est d’être toujours favorable à la bourgeoisie.

La route vers un changement radical peut paraître longue et complexe, mais l’apathie et la résignation sont bien plus dangereuses et déraisonnables que l’optimisme révolutionnaire.

 

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